Contes Chevêches

par
Oscar Dassetto

La Chair amère des tortues

29 juin 2014

HEATH James (1757-1834), Common Tortoise [Tortue commune], gravure, illus­tra­tion pour The Natural History of Oviparous or Amphibious Quadrupeds [Histoire na­tu­relle des qua­dru­pèdes ovipares ou am­phi­bies], George Kearsley Shaw, Londres, G. Kearsley, 1801 ou 1802, Washington D.C., Smithsonian Libraries, Biodiversity Heritage Library

Il y a souvent de grands silences au cœur des bois. Déchirés brusquement par de l’agitation dans des branchages ou un rugissement prédateur, ils relatent jour après jour l’histoire de la forêt et de son peuple hétéroclite.

C’est le début de l’après-midi, la fin du printemps apporte un air humide qui concentre sous la canopée la moiteur de la végétation. Les grands mammifères sont pris de paresses et, couchés sur la terre fraîche, tout juste repus, ils somnolent la tête à l’ombre et le ventre au soleil.

Masquée par de lourdes feuilles d’un vert vivace qui lui tombent sur le dos, une tortue sommeille au frais. Sa carapace épouse les couleurs alentours et sa peau nervurée se confond dans les fourrés, elle est dissimulée.

Mais un jeune renard n’entend pas perdre son temps. Il bondit près du terrier, chasse sans conviction le papillon ou s’ennuie devant une touffe d’herbe. Il fait alors comme il a vu faire sa mère, et commence naïvement à pister. Son trop jeune odorat le mène de tout côté sans vraiment l’aider à s’orienter.

Il s’effraie d’une grosse laie qui grogne à son approche excitée, mime des prédateurs cent fois plus craints que lui mais n’impressionne guère que des mulots plus apeurés par son imprévisibilité que par ses griffes tendres.

Il bute soudain dans sa course désordonnée sur un objet dur. Il se retourne, intrigué, et découvre tapie dans les fougères une petite tortue.

Il commence à la bousculer de la patte, puis il l’observe se recroqueviller. Elle roule sur le côté lorsqu’il lui donne de petits coups. Il la pousse contre un arbre, et passe peu à peu de l’amusement à l’énervement face à cette chose qui semble lui résister.

La tortue le pince lorsqu’il tente d’introduire sa patte dans la carapace. Le jeune renard s’enrage, redouble d’ardeur, mais ne parvient qu’à multiplier les pincements et ses plaies. Ivre de colère il perd tous ses repères : il n’a plus conscience ni du temps ni de l’espace, ni de sa force ou de sa faiblesse. Avec fureur il donne un violent coup de crocs dans la carapace, mais ses dents de lait sont si fragiles que certaines cassent instantanément sous la violence du choc.

Étourdi, humilié et douloureux, il retourne au terrier la queue plaquée contre le ventre ; sans plus savoir s’il voulait jouer ou s’il commençait à chasser.