La Zizanie
11 août 2024Un rayon de soleil traversait la clairière, traçait des bandeaux d’argents entre les troncs et donnait à l’étang des profondeurs de lagon, avant d’aller se perdre en scintillements dans la fourrure d’un chevreuil qui lapait l’eau fraîche.
L’instant d’après le chevreuil, l’air surpris, dessinait une courbe élégante au-dessus de la cime des arbres, avec une tête de sanglier imprimée sur la fesse. Et dans la clairière c’était Capharnaüm.
Ce sanglier, dont le visage ahuri était maintenant immortalisé dans un arrière-train de chevreuil, avait lui-même fini sa course en travers d’une vieille souche creuse. Il agitait vainement ses pattes dans le vide. Et derrière lui, c’était la zizanie.
Des foules d’animaux se ruaient par monts et par vaux. Ceux qui cherchaient à s’extirper cahin-caha de la mêlée se trouvaient happés de nouveau, comme dans une tornade.
C’était un ballet chaotique de fourrures et de plumes, où lapins et blaireaux voltigeaient comme des feuilles mortes. Un renard, la queue coincée sous un tas de campagnols serrés de frayeur les uns contre les autres, aboyait en jurant à qui voulait l’entendre, pendant qu’un hibou, les yeux écarquillés en plein jour, se découvrit une lointaine parenté avec les taupes en cherchant à se mettre à l’abri. Un grand cerf en pleine course posa le sabot sur une famille de hérissons roulés en boule, perdit l’équilibre et joua la tarentaise pour tâcher de se remettre sur pied. On eut à peine le temps d’applaudir qu’il était cul par-dessus tête et envoyait valser des hérissons balistiques aux quatre coins de la forêt.
Au cœur du maelstrom, en son point le plus chaotique, se dressait une montagne vivante d’où se propageait toute la débâcle. À mieux y regarder, la montagne n’était montagne que parce qu’elle dominait de la tête et des épaules tous les autres animaux. C’était une masse uniforme et sombre, un trou noir dans l’enchevêtrement des pelages et des plumages. Il en jaillissait des hurlements terrifiants. Et la montagne agitait ses pattes dans tous les sens, et toute sorte de bêtes découvraient brièvement la terre vue du ciel avant de tomber en pluie sur la clairière. Et la montagne rugissait, les yeux fermés et les oreilles rabattues. Avait-on jamais vu un ours en proie à une telle panique ?
Une étincelle dorée surgit soudain de nulle part, s’illumina dans le sillage du soleil, et s’évanouit aussitôt.
L’ours s’immobilisa net, ses yeux écarquillés fixant le bout de son museau. Un éternuement dantesque secoua la forêt. Et le chaos s’arrêta net.
L’ours se fit aussi petit qu’il put et disparut en rougissant entre les arbres. Un à un, les animaux reprenaient leurs esprits. Et réalisaient seulement, pour la plupart, quel mauvais tour de lessiveuse on venait de leur jouer. On numérotait ses abattis. Un chevreuil s’appliquait à remettre en ordre le duvet de son arrière-train.
À quelques battements d’ailes de là, sur une centaurée violette, butinait une étincelle dorée à qui ces événements, d’une échelle incomparable, étaient parfaitement étrangers. Elle n’avait qu’une seule idée en tête : amasser du pollen et rejoindre sa ruche avant la nuit.