Contes Chevêches

par
Oscar Dassetto

Le Septentrion

17 juillet 2014

CORIOLAN Jean-Baptiste (vers 1590 ou en 1595-1649), Monstre porc marin, gravure sur bois, illus­tra­tion pour Monstrorum his­to­ria cum Paralipomenis his­to­riae omnium ani­ma­lium [Histoire na­tu­relle des monstres incluant des omissions de l’Histoire na­tu­relle de tous les animaux], Ulisse Aldrovandi (1522-1605), Bologne, 1642, Gallica

Une ombre gigantesque émerge parfois du fin fond des bois, lorsque le jour touche à la nuit et que le ciel se confond avec la canopée. Un froid qui n’appartient à aucun climat glisse doucement entre les troncs sans rencontrer de résistance. Les peuples des bois, pétrifiés et silencieux, attendent immobiles.

L’ombre grossit petit à petit, c’est une masse obscure qui engloutit des arbres entiers et progresse lentement. La lumière qui s’écoule du ciel projette par endroit des halos bleutés. La créature est informe et massive, on lui devine à peine une vaste bouche figée dans un rictus inexpressif.

À son passage la vie s’estompe et pâlit, même les sons paraissent assourdis. Tout se fige et suit du regard cet être du temps suspendu. Il empeste l’angoisse et le chagrin, il empeste la peur.

Les renards audacieux, les paons solaires, les cerfs glorieux, les mulots chétifs et misérables : tous sont terrés et tous recroquevillés. Ils souffrent de regarder mais ne peuvent se résoudre à se détourner. Ils contemplent avec dégoût.

Leur respiration se fait sifflante, leurs côtes trop étroites écrasent leurs poumons ; des frissons roulent goutte à goutte sur leur peau qui pue le suint et la frayeur. Tout juste parviennent-ils à déglutir, mais leur salive a pris un goût acre qui leur tire une grimace.

La masse noire se dirige vers le corps inanimé d’un marcassin abandonné. Une laie laisse échapper un hoquet terrifié. Dans toutes les autres tribus on partage son chagrin, mais un soupir médiocre trahit leur soulagement.

La bouche s’entrouvre lentement, c’est un gouffre noir ceint de dents innombrables qui ramasse le petit cadavre. Des éclats fugaces donnent à voir du sang bleu qui macule le sol et qui brille comme de la sève.

On croirait que ce monstre se déplace comme s’il nageait au fond des mers. Il ondule à peine, avance sans effort et ne connaît aucune urgence. Il fait demi-tour et disparaît comme il est venu, emportant avec lui son monde de mort et de silence.

C’est le Septentrion, qui vient chercher les dépouilles et se repaît des charognes.